Je suis arrivé à Chongqing à la mi-octobre 1988. J'avais soixante ans et les cheveux blancs. Je venais participer à la construction d'une centrale électrique comme ingénieur en génie civil. J'avais fait une bonne partie de ma carrière dans les pays étrangers : Afrique du Nord, Nicaragua, Grèce, Irak, Afrique du Sud, Argentine, Sri Lanka pour des séjours de plus de six mois. Je suis toujours parti suivant l'opportunité des affaires, pratiquement sans préavis. J'avais appris l'anglais à l'école jusqu'au baccalauréat et oublié ensuite pendant les études supérieures. J'eus la bonne idée de réapprendre l'anglais en entrant dans la vie active après un an de service militaire en Allemagne. J'ai appris l'espagnol sur le chantier du Nicaragua (trois ans) et aussi le grec moderne dans le pays (six ans). J'ai envisagé d'apprendre l'arabe en Irak, je n'ai pas dépassé le stade de l'intention.
Pour la Chine je devais partir en mai 88. Le départ fut retardé jusqu'en octobre. Je ne connaissais pas grand-chose de la Chine. Je me suis un petit peu documenté et j'ai commencé à apprendre quelques caractères dans une méthode du CNEC que mon premier fils (comme disent les chinois) avait laissé dans la maison. Pour lui le départ en Chine avait été définitivement remis.
J'ai donc commencé cet apprentissage par curiosité. Je savais que les gens chez qui on travaille apprécient qu'on ait un intérêt pour ce qui leur est propre.
La soirée d'escale à Pékin dans un hôtel du genre international ne m'a pas laissé de souvenir particulier.
L'arrivée a Chongqing le lendemain soir fut d'un autre genre. D'abord j'étais attendu par Monsieur TANG, interprète parlant français, au pied de la passerelle. C'était la première fois de ma vie que j'étais attendu au pied de l'escalier. Nous sommes allés tout de suite dans le plus grand restaurant de la ville pour un grand repas chinois. Le premier repas chinois fut pour moi extraordinaire. J'ai dû avaler entre autres quelques verres d'alcool en disant "Gan bei (干杯 Cul sec)". Ce repas fait l'objet d'une description particulière. J'ai été conduit dans un autre hôtel, pour dormir. J'étais un peu dans un état second, sans plus.
Le lendemain nous sommes allés au chantier dans une conduite intérieure en compagnie de Monsieur TANG. Le chantier était sur la rive droite du Yangtze, environ quarante kilomètres en amont de Chongqing. Je n'ai pas en mémoire ma première vision du Yangtze. Je l'ai vu tous les jours pendant presque deux ans et tous les jours, un peu plus impressionné.
Là, tout était étonnant : les bureaux munis de lit ou fauteuil pour pouvoir faire la sieste, les réunions qui regroupaient dix à vingt personnes, les fenêtres constamment ouvertes malgré le froid. Dans l'immeuble de bureau seul Monsieur KODAMA, ingénieur japonais et moi même avaient droit à un radiateur électrique, moyennant quoi la température dans mon bureau s'établissait à 13 degrés, pour une température extérieure de six degrés. Il y eu aussi comme nouveauté pour moi la nécessité absolue d'interprète pour communiquer. Je dois dire ici que le français de Monsieur TANG ou de ses collègues était d'un très bon niveau mais je devais être prudent pour parler clairement, sans sous-entendu comme on a quelques fois tendance à le faire. Il y avait aussi l'abondance inévitable des termes techniques. Au bout de quelques semaines, sans que rien ne soit décidé formellement, nous nous sommes rendu compte, les Chinois et moi-même qu'il valait mieux employer l'anglais pour communiquer. Qu'on me permette de parler ici de Madame WU qui non seulement parlait anglais mais était aussi ingénieur. Je continue à croire et à dire qu'elle comprenait ce que je voulais dire avant que j'ouvre la bouche. Elle devait aussi traduire, par écrit, toutes les notes techniques et mon expérience en pays étrangers m'avait enseigné qu'il vaut confirmer par écrit tout ce qui a été dit.
J'ai été dés les premiers jours passés en ville, impressionné par la foule dans les rues, partout, toujours. Même sur les quarante kilomètres du chantier à Chongqing il y avait toujours des piétons, sur le chantier et autour aussi.
En même temps que l'usine le client construisait tout à côté des logements pour les futurs opérateurs de l'usine. On devait, nous les constructeurs, les occuper à brève échéance. En attendant il fallait faire matins et soirs le trajet du chantier à Chongqing. Les interprètes voyageaient en même temps que les étrangers. Madame WU a alors pensé qu'elle pouvait mettre à profit ces temps de transport pour apprendre le français…et moi le chinois. Ces parcours qui auraient pu être fastidieux devinrent presque les meilleurs moments de la journée.
Je passais les dimanches à Chongqing. Je marchais dans la ville toujours avec, non seulement un plan mais aussi une boussole pour m'orienter en toute sécurité. Je crois que j'étais le seul français à Chongqing. Dés mon arrivé j'ai envoyé un mot à l'ambassade de France à Pékin pour qu'ils enregistrent mon état civil, demandant qu'on veuille bien me dire s'il y avait d'autres Français à Chongqing. La réponse fut de me demander mes états militaires sans autres détails (je rappelle que j'avais soixante ans et que j'étais militairement sur la touche).
En plus de Monsieur Kodama il y avait aussi sur un autre chantier deux ingénieurs hollandais et un ingénieur anglais. Pour Noël 1988, avant l'arrivée de mon épouse les ingénieurs chinois nous ont réunis pour manger ensemble. Nous avons dit chacun à notre tour quelques mots de remerciements. Je repense toujours à ce repas avec une certaine émotion. La mondialisation devenait palpable.
Une autre fois, un dimanche, Mme WU m'a conduit à son Université. Nous avons rendu visite à un ménage, tous deux enseignants. Ils vivaient dans une seule pièce d'un grand bâtiment. Les cuisines et les sanitaires étaient au bout du couloir. C'était un peu inimaginable pour moi. Je n'ai perçu aucun sentiment d'insatisfaction chez nos hôtes. Je ne commente pas davantage.
Les gens du pays n'avaient pas le droit de nous recevoir chez eux. Seule madame Zhang a transgressé la règle et j'ai connu ses parents. Ainsi je découvrais que les différences avec la Chine et les Chinois étaient superficielles, les sentiments communs étaient en profondeur.
Le grand patron du chantier a eu l'autorisation de nous recevoir chez lui. Il nous a donc invité Monsieur Kodama et moi pour dîner un soir. Il avait un appartement dans un grand bâtiment : séjour, deux chambres dont une pour ses deux filles, cuisine et salle d'eau. Nous avons mangé de nombreux plats sur une table basse…et bu aussi avec force "Gan bei(干杯 Cul sec)". Naturellement nous avons chanté chacun à notre tour. A mon grand étonnement Monsieur Kodama a chanté, en mon honneur "Sur le pont d'Avignon". J'étais surpris. A l'issu du repas nous sommes allés dans une grande salle, à la disposition de tous, dont on avait nous permis l'accès. On pouvait y jouer des enregistrements et danser. Je ne me fis, naturellement pas prier, d'autant plus qu'il y faisait un froid glacial. Il faut dire qu'à cette époque, au sud , du chang jiang(长 江: le long fleuve/ Yangtze) le chauffage des maisons n'était permis par la loi.
Au début 1989 mon épouse me rejoint et d'autres ingénieurs français, mécaniciens, électriciens, charpentiers métalliques arrivent. Pendant quelques mois la routine s'installe, une routine qui change tous les jours, normalement.
Je continuais à apprendre le chinois en utilisant "Le Chinois Fondamental" édité à Pékin. Je travaillais tous les soirs dans ma chambre d'hôtel, pratiquant avec Mme Wu mais aussi avec le personnel de l'hôtel un peu étonné de voir une personne aussi âgée apprendre une langue.
Pour sortir un peu de la monotonie nous allions, mon épouse et moi, manger le dimanche à midi dans d'autres hôtels de la ville. A l'Hôtel de Chongqing (重庆饭店 Chóngqìng fàndiàn) nous avons rencontré une jeune chinoise (FJ) qui dirigeait la petite boutique "xiaomaibu"(小卖部 xiǎomàibù), on y vendait des bibelots, nous avions des Renminbi (人民币 rénmínbì), on se devait de faire marcher le commerce. Cette jeune chinoise nous a parlé français. Mon épouse l'a invitée à lui rendre visite pour le pratiquer. Tous les jours elle traversait la ville pour parler avec ma femme, et aussi pour la piloter dans les magasins.
Toujours pour rompre la monotonie, mon épouse et FJ ont imaginé que nous pourrions aller visiter les Trois Gorges. Elles ont trouvé une des premières agences de voyage qui fournissait les billets, la location pour une nuit à Wuhan et le retour en train. Un petit voyage du dimanche au jeudi suivant. J'ai obtenu la permission de m'absenter. Nous étions à la fin mai 1989. On voyait bien tous les soirs des manifestions qui regroupaient quelques dizaines d'étudiants dans les rues de Chongqing. On savait vaguement par les interprètes qu'il se passait "quelque chose" à Pékin.
Le voyage étant décidé nous embarquons tôt le matin du dimanche 4 juin 1989. Sur le même bateau, qui n'était pas réservé aux touristes, embarquent aussi cinq ou six ménages de nords américains conduits par deux guides. Nous avons liés conversation sans plus. Le dimanche soir sur la petite plage arrière, il y avait de la musique et pour faire comme les autres j'ai fait quelques pas de danse.
C'est seulement le lundi après midi que les américains nous ont dit ce qu'il s'était passé à Pékin. Ils avaient des transistors et pouvait écouter "la Voix de l'Amérique".
Nous avons débarqué à Wuhan le mercredi dans la soirée. Un guide nous attendait sur le quai et nous a conduits à notre hôtel. Nous avions un train le lendemain jeudi à13 heures pour retourner à Chongqing en vingt quatre heures.
Le récit du voyage et surtout du retour est un récit particulier. Pour ne plus nous transporter tous les jours le client a fini par nous loger près du chantier, en chambres d'hôtel ou en logements particuliers. Mon épouse devait repartir dans peu de temps, nous avons opté pour la chambre. Un détail : dans cet hôtel particulier les Japonais de Mitsubishi étaient tous logés au deuxième étage et nous les Français au troisième, chacun à son étage.
Avant de venir loger près du chantier nous prenions notre repas de midi dans une cantine spécialement aménagée. Très confortable mais la cuisine qui se voulait être occidentale n'était pas du goût de mes compagnons de travail. J'ai alors pensé que mon épouse pouvait sauver la situation. En effet, "les autorités" ont permis qu'elle vienne avec nous au chantier pour instruire les cuisiniers. Ce fut un succès, non sans mal. Un jour il n'y avait pas le cuisinier, un jour plus de charbon ou pas d'interprète…
Nous avions la télé couleurs dans la chambre. On ne l'utilisait pas sauf le soir vers 19H00. Il y avait successivement un cours d'anglais, un cours de français et un cours de japonais. C'était des cours pour un niveau assez élevé, remarquablement bien faits, composés de documentaires ou des scènes de la vie courante, répétés à des vitesses différentes. On ne manquait jamais le cours d'anglais. Je pense toujours à la pauvreté des émissions de notre télé aux mêmes heures…
Mon épouse devait revenir en France en octobre 1989. J'ai pu avoir une semaine de vacance que nous avons passé à Pékin avant son départ. Nous avons visité la capitale avec un guide qui connaissait bien Paris. Nous y avons beaucoup appris.
Je voulais revenir en France, à mon tour, avant Noël 1989. A ce moment là l'aéroport de Chongqing n'était pas aménagé pour permettre les atterrissages sans visibilité. Les départs étaient aléatoires, suivant la météo. Pour ne pas manquer le vol Pékin Paris de l'avant-veille de Noël je décidais de prendre le train entre Chongqing et Pékin. Il fallait pour ça obtenir le consentement de Monsieur He chargé de notre sécurité. Je précise ici que Mme Wu a emporté la décision en précisant que je connaissais suffisamment de chinois pour me débrouiller tout seul.
Le premier départ de Chongqing est particulier. Il y avait d'abord une douzaine de personnes venus me serrer la main sur le quai de la gare. Parmi elles Madame Zhang qui me dit vouloir téléphoner à des amis à Pékin pour qu'il viennent m'accueillir à la descente du wagon. Le voyage Chongqing Pékin dure trente six heures, j'avais une couchette molle, en compagnie te trois messieurs. Ma présence dans le train n'est pas passée inaperçue et quelques jeunes sont venus échanger quelques mots d'anglais ou de français au cours de la journée entière passée dans le wagon.
Nous étions à Pékin à minuit avec à peine deux heures de retard. Sur le quai, les amis de Mme Zhang étaient là. Un jeune ménage, ravi de me voir. Il faisait un froid de canards, ils étaient là depuis deux heures. Que faire pour les remercier? Un taxi m'a conduit à l'hôtel. En principe je devais rester à Paris en famille et ne plus revenir en Chine. Je me trompais!
Mes patrons ont jugé bon d'envoyer un autre ingénieur en Chine pour me remplacer. Monsieur Hernandez que je connaissais bien fut désigné et je devais repartir avec lui pendant quelques semaines pour le mettre au courant.
Deuxième séjour de trois semaine et deuxième départ beaucoup moins solennel. Seules Mme Wu et FJ étaient là. On pensait ne plus se revoir. Je me trompais encore.
Mon successeur et ami Hernandez a fait un AVC et a dû être rapatrié. J'avais accepté une mission de courte durée près de Canton. Je fus très fier pouvoir voler, tout seul de Canton à Chongqing. Ma direction et le client furent eux aussi impressionnés par mon aptitude à pouvoir circuler en Chine sans me perdre.
Je passais encore deux mois à Chongqing avant que la mission soit terminée. Ce fut le troisième départ. Le nouvel aéroport était en service, je partais très tôt le matin, un dimanche. La veille Mme Wu me téléphone pour me demander si elle pouvait éviter de se lever aussi tôt, m'assurant que le chauffeur serait là. J'acceptais bien sûr.
Je revins à Paris en passant par Bogor en Indonésie où mon deuxième fils, économiste avait trouvé un job.
Arès un séjour de quelques mois en Algérie je pris une retraite "bien méritée" entre Durance et Luberon. En fait, ce n'est pas tout à fait exact car j'acceptais des missions de courtes durées et je suis revenu cinq ou six fois près de Canton.
J'étais intoxiqué par l'étude du chinois et j'ai eu la chance de pouvoir assouvir ma soif par deux voies différentes.
D'abord je me suis inscrit comme auditeur libre au Département de Chinois à la fac d'Aix. Je n'étais pas le seul retraité dans ce cas. J'ai été bien accueilli par les professeurs et les autres étudiants. Je crois que j'y suis allé pendant dix années consécutives.
Une deuxième chance fut qu'un voisin vienne me dire qu'à la bibliothèque, à Pertuis, le vendredi il avait vu une "asiatique". C'était une taiwanaise. Nous avons échangé nos savoirs pendant toute une année scolaire. On s'est revus périodiquement quand elle est revenue et revient encore en France. Elle est revenue avec son époux, puis avec son époux et sa fille…qui a maintenant plus de dix ans. Naturellement j'ai depuis cette rencontre connu en permanence des chinois ou chinoises étudiant à Aix. J'ai eu beaucoup de plaisir à leur faire découvrir un autre aspect de la France que le côté universitaire.
Pendant les années passées à la fac après qu'un professeur ait montré la voie j'ai organisé des réunions entre étudiants français et étudiants chinois. Il suffisait de retenir une salle de classe après les cours et d'approvisionner quelques boissons. Avant que j'abandonne d'autres étudiants ont pris le relais. Je crois que c'était une bonne chose.
Parmi les étudiantes rencontrées l'une d'elle a organisé à Marseille une Association pour différentes activités : cours de chinois, sorties, fêtes, voyages. C'est dans le cadre de Chinafi que je me nourris de chinois.
Maintenant je vais à Aix une fois par semaine, suivre un cours pour quelques adultes (Ils n'ont pas encore tous l'âge de mes enfants). Notre professeur Mlle SONG Weiyi a l'âge moyen de mes petits enfants. Mon grand espoir c'est que Mlle Song puisse parler un meilleur français.
Car voyez vous mon niveau, en chinois, est resté très moyen et je peine à le maintenir. Il y a bien longtemps que je ne caresse plus le rêve de pouvoir lire un journal chinois. Il y a bien longtemps qu'entre le chinois et moi ce n'est plus ni intellectuel ni universitaire. C'est tout simplement sentimental.
Jean Pierre Lançon